Que le quatrième combat est contre le vice de la colère, et
des grands maux qu'engendre cette passion.
La tâche du quatrième combat est de bannir à fond des replis
de l'âme le poison mortel de la colère. Tant qu'elle réside en notre cœur, et
aveugle de ses fatales ténèbres notre mil intérieur, nul moyen d'acquérir le
jugement de la droite discrétion, de jouir de la pure et belle contemplation on
de la maturité du conseil, de participer à la vie ou de conserver la justice;
impossible même de communier à la vraie et spirituelle lumière, car il est dit:
«Mon œil a été troublé par la colère;» (Ps 30,10) d'avoir part à la sagesse,
quand bien même l'opinion serait unanime à nous proclamer sages, «parce que la
colère repose dans le sein des insensés'» (Ec 7,10) d'obtenir la vie de
l'immortalité, encore qu'au jugement des hommes nous paraissions prudents, car
«la colère perd même les prudents»; (Pro 15,1) de tenir en main le gouvernail de
la justice par un discernement perspicace, quelque parfaits et saints que chacun
nous estime, parce que «la colère de l'homme n'opère pas la justice de Dieu»;
(Jac 1,20) de garder l'honnête gravité, familière même aux gens du monde,
quoique le privilège de la naissance nous fasse compter pour nobles et
distingués, parce que «l'homme coléreux n'est pas honorable»; (Pro 11,25)
d'obtenir la maturité du conseil, quelque apparence que nous ayons de gravité et
de science, parce que «l'homme coléreux agit sans conseil»; (Ibid., 14,17) ni de
demeurer tranquilles à l'abri des emportements funestes de la passion, ni d'être
exempts de péché, lors même que les autres ne nous donneraient aucun sujet de
trouble, car «l'homme coléreux enfante des querelles et le violent fait surgir
de terre le péché». (Ibid., 29,22).
CHAPITRE 2
De ceux qui prétendent que
la colère n'est pas mauvaise, si nous nous fâchons contre ceux qui manquent en
quelque chose, parce qu'il est dit de Dieu lui-même qu'il
s'irrite.
Nous en avons entendu plusieurs qui tentaient d'excuser
cette pernicieuse maladie de l'âme; et, dans le désir de la dissimuler, ils se
livraient à une interprétation plus détestable encore des Écritures. Il n'est
pas mal, disait-ils, de se fâcher contre les frères qui commettent quelque faute
: il est bien dit que Dieu entre en fureur et en colère contre ceux qui ne
veulent pas le connaître, ou qui, le connaissant, le méprisent. Tel ce passage :
Le Seigneur s'enflamma de colère contre son peuple;( Ps 105,40) telle aussi la
prière du prophète : «Seigneur, ne me reprenez pas dans votre Fureur, et dans
votre Colère ne me châtiez pas.» (Ps 6,2).
Ces gens ne comprennent pas qu'en
voulant rendre loisible aux hommes ce vice désastreux, ils font à l'Immensité
divine et à la Source de toute pureté l'injure de lui prêter des passions
charnelles.
CHAPITRE 13
Comment nous désignons
les choses divines selon notre manière de parler
humaine.
Si, lorsqu'il est ainsi parlé de Dieu, il faut entendre ces
paroles à la lettre, devra-t-on croire aussi qu'il dorme, parce qu'il est
dit
«Réveillez-vous, pourquoi dormez-vous, Seigneur ?» (Ps 43,23) Lui dont il
est écrit : «Il ne dormira pas ni ne sommeillera, celui qui garde Israël» ? (Ps
120,4) qu'il soit debout ou assis, parce que Lui-même déclare : «Le ciel est mon
trône, et la terre l'escabeau de mes pieds;» (Is 46,1) alors qu' «il mesure le
ciel à l'empan et enferme la terre dans le creux de sa main» ? (Ibid., 40,12) ou
qu'Il s'enivre de vin, à cause de ces paroles : «Le Seigneur s'est réveillé
comme un homme endormi, comme un guerrier enseveli dans le vin,» ( Ps 77,65),
Lui «qui seul possède l'immortalité, et habite une lumière inaccessible»? (1 Tim
6,16).
Je passe l'ignorance et l'oubli, que nous lui voyons fréquemment
attribuer par les saintes Écritures; ses Membres, qui nous sont décrits, comme
s'il s'agissait d'un homme, qu'Il fût doué de figure et formé par composition,
qu'Il eût des cheveux, une tête et un nez, des yeux et un visage, des mains et
un bras, des doigts, un sein, des pieds. Si nous voulons prendre tous ces mots
selon le sens littéral et ordinaire, il faudra donc penser que Dieu ait des
membres et une forme corporelle ! Mais c'est un crime de prononcer
seulement de telles paroles, et plaise au ciel que ce sentiment demeure loin de
nous !
CHAPITRE 4
Comment il faut
interpréter les endroits de l'Écriture qui prêtent au Dieu immuable et
incorporel les passions et les membres de l'homme.
De même donc que ces expressions ne peuvent, sans un sacrilège
abominable, s'entendre à la lettre de Celui que l'autorité des saintes Écritures
nous déclare invisible, ineffable, incompréhensible, inestimable, simple et sans
composition; de même y aurait-il un blasphème énorme, à mettre dans cette Nature
immuable le trouble de la fureur et de la colère.
Lorsqu'il nous est parlé
des Membres de Dieu, nous devons comprendre, l'Activité divine et l'Immensité de
ses ouvrages, qui ne pourraient nous être signifiées autrement que par le moyen
de ces termes courants. Par exemple, la Bouche de Dieu doit signifier pour nous
la parole intime que sa Clémence fait entendre au plus profond de notre âme, ou
bien qu'Il a parlé jadis dans les patriarches et les prophètes; ses Yeux, sa
Science infinie, qui parcourt et pénètre tout, et que rien de ce que nous
faisons, ferons ou pensons, ne Lui échappe. Ses Mains ont pour but de nous faire
entendre sa Providence et son opération, par la vertu desquelles il crée toutes
choses. Son Bras est le signe de sa Puissance et de son Gouvernement, qui
chenue, que signifie-t-elle autre chose que la durée et l'antiquité de son Âge,
par lesquelles il est sans commencement, avant tous les temps et toute créature
?
Pareillement, lorsqu'il est question de sa Colère ou de sa Fureur, nous ne
le devons pas entendre selon la bassesse des passions humaines, mais d'une
manière digne de Dieu, qui est inaccessible à un trouble quelconque. De telles
paroles sont destinées à nous le faire reconnaître pour le juge et le vengeur de
toutes les iniquités qui se commettent dans le monde, et, en nous inspirant la
crainte d'un rémunérateur si terrible de nos actions, à nous faire redouter de
rien entreprendre contre sa Volonté. Les hommes craignent naturellement ceux
qu'ils savent devoir s'indigner, et appréhendent de les offenser. Ainsi,
voyons-nous ceux que travaille le remords de quelque faute, craindre la colère
vengeresse des juges les plus équitables. Non que la passion réside au cœur des
justes juges. Mais ceux qui les redoutent, se représentent de la sorte le
sentiment qui les anime à faire exécuter les lois, à tout examiner, tout peser
selon la justice. Quelque mansuétude et douceur qui paraisse dans leurs arrêts,
les coupables, qui s'apprêtent à recevoir la peine due à leurs méfaits, n'y
voient qu'un courroux sévère, une colère pleine de rigueur.
Mais il serait
trop long, et aussi bien n'est-ce pas l'objet du présent ouvrage, d'expliquer
toutes les métaphores que les Écritures empruntent de l'homme, pour parler de
Dieu. Qu’il nous suffise d'avoir satisfait au besoin du moment, en rappelant en
qui va à l'encontre du vice de la colère, afin que nul ne trouve, par ignorance,
une occasion de maladie et de mort éternelle, où chacun va chercher la sainteté,
l'immortalité et les remèdes du salut.
CHAPITRE 5
Combien le moine doit être paisible.
Le moine qui tend à la perfection, et désire combattre
selon, les règles le combat spirituel, doit rester étranger à tout vice de
colère et de fureur. Qu'il écoute le précepte que lui fait l'Apôtre, le vase
d'élection : «Que toute colère, tout emportement, clameur et médisance soient
bannis du milieu de vous, ainsi que toute malice !» (Eph 4,31). En disant :
«Que toute colère soit bannie du milieu de vous !» il n'en excepte aucune, comme
nécessaire et utile.
Si donc quelque frère vient à manquer, et qu'il soit
nécessaire de le corriger, le moine s'y portera, mais de manière qu'en voulant
appliquer le remède au malade qui souffre peut-être d'une fièvre légère, il ne
tombe pas lui-même, par sa colère, dans la maladie plus redoutable de la cécité.
Qui veut remédier aux blessures d'autrui, doit être exempt et sain de toute
maladie, de pâtir qu'on ne lui dise le mot de l'Évangile : «Médecin, guéris-toi
d'abord toi-même.» (Lc 4,32) Qu'il prenne garde, voyant une paille dans I'œil de
son frère, de ne pas voir la poutre qui est dans lé sien. Aussi bien, comment
celui qui porte dans son œil la poutre de la colère, verra-t-il à ôter la paille
de I'œil de son frère ?
CHAPITRE 6
Des mouvements justes et
injustes de la colère.
Quelle que soit la cause de l'effervescence de la colère,
elle aveugle les yeux du cœur : maladie terrible qui oppose comme une poutre
fatale à l'éclair du regard, et ne permet plus de contempler le soleil de
justice. Que l'on applique sur les yeux des plaques d'or, de plomb ou de quelque
autre matière, le résultat est le même; le prix du métal ne fait pas de
différence dans la cécité.
CHAPITRE 7
Où la colère nous est
nécessaire.
Nous avons toutefois la faculté de nous servir
avantageusement de la colère; et, dans ce cas seulement, il nous est utile de
lui donner accueil. C'est lorsque nous frémissons d'indignation contre les
mouvements libertins de notre cœur, et que nous éprouvons un sentiment
d'indignation et de révolte, de voir remuer dans les replis cachés de notre âme,
des choses que nous rougirions de faire ou de dire à la vue des hommes :
tremblants d'effroi en la présence des anges et de Dieu Lui-même, qui pénètre
tout et partout, sous ce regard auquel ne sauraient échapper les secrets de
notre conscience.
CHAPITRE 8
Le bienheureux David nous
donne plusieurs fois l'exemple d'une colère salutaire.
Il en va de même, lorsque nous nous élevons contre la colère
même qui s'est glissée en nous à l'égard d'un frère, et que, saintement irrités,
nous en bannissons les instigations meurtrières, sans lui laisser le moindre
repaire au sanctuaire de notre âme.
Le prophète David en personne nous
enseigne à nous fâcher de la sorte. Certes, il avait bien exclu la colère de son
cœur, tellement qu'il ne voulut pas rendre le talion à ses ennemis, quand Dieu
même les lui livrait : «Irritez-vous, disait-il, mais ne péchez pas.» (Ps 4,5).
Cependant, un jour qu'il avait désiré de l'eau de la citerne de Bethléem, des
hommes de cœur lui en apportèrent, en passant au travers des bataillons ennemis.
Et lui de la répandre aussitôt sur le sol. Ainsi, dans sa colère, il éteignit sa
convoitise voluptueuse et en fit une libation au Seigneur, refusant de
satisfaire le désir de la passion : «Dieu me garde, dit-il, de commettre cette
faute ! Boirai-je le sang de ces hommes qui sont allés, et ce qu'ils ont obtenu
au péril de leur vie ?» (2 Roi 23,17).
Une autre fois, c'est Sémeï qui lance
la malédiction jusqu'à ses oreilles et le poursuit à coups de pierres en
présence de toute sa suite. Abisaï, fils de Sarvia et prince de la milice,
voulait punir l'injure faite au roi, en décapitant le coupable. Alors, le
bienheureux David s'émut d'une pieuse indignation contre cette suggestion
cruelle, et, inébranlable dans sa douceur, il garda exactement l'humilité et la
patience : «Qu'y a-t-il de commun entre vous et moi, déclare-t-il, fils de
Sarvia ? Laissez-le maudire. C'est le Seigneur qui lui a commandé de maudire
David; et qui aura l'audace de dire : Pourquoi a-t-il agi de la sorte ? Voici
que mon fils, qui est sorti de moi, en veut à ma vie. Combien plus ce fils de
Jemini ! Laissez-le maudire, suivant l'ordre du Seigneur. Peut-être que le
Seigneur regardera mon affliction, et me fera du bien en retour de la
malédiction d'aujourd'hui.» (2 Roi 16,10-12).
CHAPITRE 9
De la
colère qu'il faut concevoir contre nous-mêmes.
Il nous est donc ordonné de nous irriter, mais d'une colère
bienfaisante, mais contre nous-mêmes et contre les suggestions perverses qui
s'élèvent en nous; et, en même temps, de ne pas pécher, en conduisant ces
dernières jusqu'à l'effet coupable.
La même pensée s'exprime plus clairement
dans le verset suivant : «Ce que vous dites au fond de vos cœurs,
répétez-le avec componction sur votre couche;»(Ps 4,5) c'est-à-dire : Tout ce
que vous agitez au fond de votre cœur, lorsque, soudaines et insaisissables, les
instigations mauvaises y font irruption, amendez-le, corrigez-le par une
componction salutaire, comme si vous reposiez sur votre couche, c'est-à-dire,
après avoir écarté par la gouverne du conseil tout fracas et tumulte de
colère.
Enfin, le bienheureux Apôtre, après avoir cité ce verset en
témoignage : «Irritez-vous, mais ne péchez pas,» ajoute «Que le soleil ne se
couche pas sur votre colère, et ne donnez pas accès au diable.» (Eph 4,26).
Mais, si c'est un mal que le soleil de justice se couche sur notre colère, et
si, en nous irritant, nous donnons immédiatement accès au diable dans notre
cœur, comment a-t-il pu d'abord faire un précepte de la colère par ces paroles :
«Irritez-vous, mais ne péchez pas ?» N'est-il pas évident qu'il veut dire :
Irritez-vous contre vos vices et contre votre fureur, de crainte qu'en punition
de votre connivence au mal on de votre colère, le Christ, soleil de justice, ne
commence de disparaître à l'horizon de vos âmes enténébrées, et que, Lui parti,
vous ne donniez accès au diable dans vos cœurs ?
CHAPITRE 10
De quel soleil il est dit
qu'il ne doit pas se coucher sur notre colère.
C'est de ce soleil que évidemment Dieu fait mémoire par le
ministère du prophète, lorsqu’Il dit : «Pour vous qui craignez mon Nom, se
lèvera un soleil de justice, et vous trouverez la guérison sous ses ailes.» (Mal
4,2). Il est dit encore, dans un autre endroit, qu'Il se couche au milieu du
jour pour les pécheurs, les faux prophètes et ceux qui s'irritent : «Le soleil,
déclare le prophète, se couchera pour eux en plein midi.» (Am 8,9).
Que si
l'on passe au sens figuré, l'esprit, c'est-à-dire la raison, mérite le nom de
soleil, par le fait qu'il parcourt de son regard toutes les pensées et tous les
jugements de notre cœur. Gardons-nous de l'éteindre par le vice de la colère.
S'il venait à se coucher, les ténèbres de la passion gagneraient, avec le diable
leur auteur, l'intelligence tout entière, et, ensevelis dans cette obscurité,
nous ne saurions plus quelle conduite tenir, non plus que des hommes perdus dans
une nuit aveugle.
Tel est le sens qui nous fut donné de ce passage de
l'Apôtre dans l'enseignement des anciens. Je l'ai exposé un peu longuement; mais
il était nécessaire de faire connaître ce qu'ils pensent de la colère. Ils ne
permettent pas qu'elle pénètre un seul instant dans notre cœur, et observent de
tous points la parole de l’évangile : «Quiconque s'irrite contre son frère,
méritera d'être puni par les juges.» (Mt 5,22). Aussi bien, s'il était licite de
s'irriter jusqu'au coucher du soleil, la fureur et les colères vengeresses
auraient tout le loisir d'aller qu'au bout de leur violence, avant qu'il penche
vers le lieu de son couchant.
CHAPITRE 11
Des colères auxquelles le
coucher même du soleil ne met point de terme.
Que dire maintenant — en vérité, je n'en puis parler sans
confusion — de ceux qui se montrent implacables, au point que le soleil même, en
se couchant, ne met pas fin à leur colère ? Mais ils la font durer de longs
jours, et gardent rancune au fond de leur cœur à ceux contre qui ils se sont
émus. Leur bouche, il est vrai, nie qu'ils soient fâchés, mais leur conduite
prouve une animosité violente. Ils n'abordent plus leurs frères avec les formes
convenables; ils ne leur parlent plus avec l'affabilité ordinaire. Cependant,
ils pensent ne point pécher, parce qu'ils ne cherchent pas à se venger Mais,
c'est qu'ils n'osent ou ne peuvent manifester ni exercer leur esprit de
vengeance. Retournant alors contre eux-mêmes le virus de la colère, ils la
mûrissent dans leur cœur sans dire mot, et la dévorent silencieusement en
soi-même. Au lieu de bannir l'amertume de la tristesse par un acte de courage,
ils laissent aux jours qui s'écoulent le soin de la digérer, et, tant mal que
bien, ils finissent, avec le temps, par l'apaiser.
CHAPITRE 12
La tristesse ou la colère
atteint son but, lorsqu'elle s'assouvit dans la mesure de son
pouvoir.
Comme si la vengeance ne consistait pas à obéir dans la
mesure de son pouvoir aux instigations de la colère, et que, ce faisant, l'on ne
donnât pas satisfaction à sa fureur ou à sa tristesse ! Or, tel est évidemment
le cas de ceux qui contiennent leur émotion, non par désir de la tranquillité
d'âme, mais par impuissance de se venger. Ils ne peuvent rien de plus contre
ceux qui les ont fâchés, que de ne plus leur parler avec l'affabilité
accoutumée.
Comme si encore il suffisait de modérer la colère dans ses
effets, et qu'il ne fallût pas plutôt l'arracher du fond de notre cœur!
Voulons-nous donc que ses ténèbres ne laissent plus de place en nous à la
lumière du conseil et de la science ? Et, possédés de ce méchant esprit, comment
pourrons-nous être le temple du sain Esprit ? La fureur contenue ne blesse pas
les personnes présentes; mais elle exclut le très pur éclat du saint Esprit,
tout comme si elle se produisait.
CHAPITRE 13
On n'a pas le droit de
rester, même un instant, sur sa colère.
Comment le Seigneur souffrira-t-Il que nous gardions un seul
moment la colère, Lui qui ne consent pas que nous offrions les sacrifices
spirituels de nos prières, si nous savons qu'un autre a quelque rancœur contre
nous ? Il dit, en effet : «Si, lorsque vous présentez votre offrande à l'autel,
il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre
offrande devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère;
puis, venez présenter votre offrande.» (Mt 5,23-24). Comment nous sera-t-il
permis de conserver de l'humeur contre un frère, je ne dis pas plusieurs jours
durant, mais seulement jusqu'au coucher du soleil, si la faculté même nous est
refusée d'offrir à Dieu nos prières, lorsqu'il a, Lui, quelque chose contre nous
? Et l'Apôtre ne nous fait-il pas ce commandement : «Priez sans relâche»; (1 Th
5,17) «En tout lieu, levez au ciel des mains pures, sans colère ni contestation»
? (1 Tim 2,8).
Après cela, que nous reste-t-il ? De ne jamais prier, tant que
nous avons le poison dans le cœur, et de pécher contre le précepte de l'Apôtre
et de l'évangile, lequel nous ordonne de prier sans cesse et partout; ou bien de
nous abuser nous-mêmes, au point d'oser répandre nos prières, malgré la défense
qui nous en est faite : mais alors, sachons-le, ce n'est pas une prière que nous
offrons au Seigneur; c'est un sacrifice d'orgueil, inspiré par l'esprit de
rébellion.
CHAPITRE 14
De la réconciliation
fraternelle.
Maintes fois il arrive qu'après avoir blessé et contristé
nos frères, nous n'en faisons nul cas; ou du moins, nous prétendons que ce n’est
pas notre faute s'ils se sont offensés, et nous affectons une superbe
indifférence. Mais le Seigneur, qui est le médecin des âmes et voit les
sentiments cachés, a voulu arracher de notre cœur jusqu'aux dernières racines de
la colère. Et voilà pourquoi il ne nous prescrit pas seulement de pardonner, et
de nous réconcilier avec nos frères, lorsque c'est nous qui avons été offensés,
sans garder le moindre souvenir de leurs injures et mauvais procédés; mais, si
nous apprenons qu'ils ont quelque chose contre nous, à tort ou à raison, Il
commande encore que nous laissons là notre présent, c'est-à-dire que nous si
arrêtions notre prière, et que nous courions d’abord les apaiser: notre frère
guéri, nous offrirons le sacrifice sans tâche de nos oraisons.
C'est qu'il
est notre commun Maître à tous; et il ne prend point plaisir à nos hommages, il
gagne dans l'autre. S'il perd dans l’un ce qu’Il gagne dans l’autre. Où que soit
le préjudice, le détriment est de même pour Lui, qui désire et attend
pareillement le salut de tous ses serviteurs.
Si donc notre frère a quelque
chose contre nous, notre prière restera inefficace, comme si c'était nous qui,
le cœur gonflé de colère, gardions de l'indignation et de l'amertume contre
lui.
CHAPITRE 15
La Loi ancienne elle-même
proscrit la colère, non seulement dans les actes, mais jusque dans la
pensée.
Mais pourquoi s'attarder davantage aux préceptes de l'évangile
et de l'Apôtre, lorsque la Loi ancienne elle-même, dont l'idéal était moins
élevé, présente les mêmes défenses : «Tu ne haïras point ton frère dans ton
cœur»; (Lev 19,17) «Tu ne te souviendras pas des injures de tes concitoyens»;
(Ibid., 18) «Les sentiers de ceux qui gardent la mémoire du mal qu'on leur a
fait, conduisent à la mort.» (Pro 12,28).
Même là, vous le voyez, ce n'est
pas seulement dans les actions, mais jusque dans le secret des pensées que le
mal est retranché puisqu'il est ordonné d'extirper de son cœur la haine et,
mieux encore que la vengeance, le souvenir même de
l'injure.
CHAPITRE 16
Rien ne sert de se
retirer au désert, si l'on ne se retire de ses défauts.
Nous nous laissons vaincre à la superbe et à
l'impatience; et cependant, nous ne vouIons pas amender notre conduite
irrégulière
et désordonnée. Alors, nous nous prenons à gémir, parfois, et à
soupirer tout haut après la solitude. Là, personne ne nous exciterait,
et
nous ferions nôtre sur-le-champ la vertu de patience.
Ainsi, tâchons-nous
d'excuser notre négligence; et, au lieu d'attribuer nos colères à notre
impatience, nous prétendons que la cause en est dans la faute de nos frères.
Mais, à faire porter sur les autres la responsabilité de nos manquements, nous
ne parviendrons jamais au but de notre course, qui est la patience et la
perfection.
CHAPITRE 17
La tranquillité de notre
cœur ne doit pas dépendre du bon plaisir des autres, mais de
nous.
Il ne faut pas faire dépendre notre amendement ni notre paix du
bon plaisir des autres, qui n'est d'aucune façon soumis à notre pouvoir; mais
plutôt qu'ils soient en notre puissance. De rester étrangers à la colère, ce
doit être chez nous l'effet, non de la perfection d'autrui, mais de notre vertu;
et celle-ci ne s'acquiert point par la patience des autres, mais par notre
propre longanimité.
CHAPITRE 18
À quel dessein il faut
aller au désert, et quels sont ceux qui y progressent.
Ce sont les parfaits, ceux qui sont purs de tout vice, qui
doivent gagner le désert. Il n'y faut entrer, qu'après avoir entièrement réduit
nos défauts dans la communauté des frères, non pour chercher un refuge à sa
pusillanimité, mais en vue de la divine contemplation et par le désir. d'une
pénétration plus sublime, qui sont le privilège de la solitude et de la
perfection. Quelques vices que nous portions au désert avant de les avoir
guéris, nous sentirons qu'ils sont cachés en nous, mais non pas abolis. De même
que la solitude ouvre une contemplation très pure à ceux qui ont réformé leur
vie, et leur dévoile la science des mystères spirituels dans une vue sans ombre;
de même elle conserve les vices de ceux qui ne se sont pas corrigés, et bien
plus, elle les exagère. On se croit patient et humble, tant qu'on ne se mêle pas
à la société des hommes; mais, à la première occasion de mécontentement, la
nature revient au galop. Sur-le-champ, les vices, qui se tenaient cachés, se
montrent. Tels on voit des chevaux indomptés, nourris dans un trop long repos,
s'emporter à l'envi hors de leurs barrières avec une véhémence plus sauvage; et
malheur à qui les conduit ! Dès que cesse, avec la fréquentation des hommes,
l'exercice qu'elle comporte, nos vices, s'ils n'ont été éliminés, deviennent
plus farouches; et l'ombre illusoire de patience que nous semblions posséder
mêlés parmi les frères, par respect pour eux et par crainte de l'opinion,
l'inertie de la sécurité la fait s'évanouir.
CHAPITRE 19
À quoi comparer ceux qui
ne sont patients, que lorsque personne ne les provoque.
Comme si toutes les races de serpents venimeux et de bêtes
sauvages ne demeuraient pas inoffensives, tant qu'elles restent au désert, dans
leurs repaires! On ne saurait dire néanmoins qu'elles soient proprement
inoffensives, du fait qu'elles ne font de mal à personne. Ce n'est pas douceur
chez elles, mais nécessité de leur isolement. Qu'elles trouvent le moyen de
nuire : aussitôt, elles répandent le venin caché dans leur sein, ou font voir la
férocité de leur naturel.
De même ne suffit-il point à qui cherche la
perfection de ne s'irriter pas contre son semblable. Je me souviens qu'au temps
où je vivais dans la solitude, c'était parfois un roseau à écrire qui se
trouvait, à mon gré, ou trop gros ou trop fin, un couteau dont le tranchant
émoussé coupait trop lentement; un silex dont l’étincelle ne jaillissait pas
assez promptement pour ma hâte de lire : et alors, je sentais monter en moi de
telles vagues d'indignation, que je ne pouvais résoudre et dissiper le trouble
de mon âme, qu'en proférant des malédictions contre ces objets insensibles on
contre le démon.
C'est une preuve qu'il sert de peu pour la perfection, que
nous n'avons personne contre qui nous fâcher, puisque, si nous n'avons pas
acquis la patience auparavant, notre colère se déchaînera aussi bien contre les
choses inanimées. Or, tant qu'elle réside en notre cœur, nous ne saurions
posséder la tranquillité ni être exempts des autres vices. À moins par hasard
que nous ne regardions comme un avantage et un remède pour notre irritation, que
les êtres privés de vie et de parole ne puissent répondre à nos malédictions et
à nos colères, ni provoquer l'intempérance de notre cœur à des transports de
fureur plus insensés.
CHAPITRE 20
Comment l'Évangile nous
invite à retrancher la colère.
Si donc nous sentons le désir d'obtenir le tout des
récompenses divines : «Heureux les cœurs purs, parce qu'ils verront Dieu,» (Mt
5,8) il ne faut pas seulement retrancher la colère de nos actes, mais nous
devons l'extirper radicalement de l'intime de notre âme. Le profit serait petit,
de contenir la fureur de la colère, de manière qu'elle ne s'échappe ni en
paroles ni en effets, si Dieu, à qui les secrets des cœurs ne se dérobent point,
découvrait sa Présence au fond de nous-mêmes.
Aussi bien, ce sont les racines
plutôt que les fruits des vices que l'Évangile nous fait un précepte de
retrancher. Il est clair qu'il ne sera plus question de fruits, si on arrache la
racine qui les porte. Les vices une fois bannis, je ne dis pas de l'activité et
des œuvres, qui ne sont que de surface, mais des retraites profondes où se
forment les pensées, l'âme persévérera en toute patience et sainteté. Pour
empêcher de perpétrer l'homicide, c'est la colère et la haine qui sont
proscrites, sans lesquelles l'homicide est impossible. «Quiconque, en effet, se
met en colère contre son frère,méritera d'être puni par les juges,» (Mt 3,10) et
«celui qui hait son frère est homicide.» (1 Jn 3,15). Pourquoi homicide ? Cet
homme n'a pont répandu le sang de son frère au regard du monde, ni de sa main,
ni par les autres : chacun le sait. Mais, dans son cœur, il convoite sa mort.
Et, à cause de ce sentiment de colère, il est déclaré homicide par le Seigneur,
qui récompense ou punit, non pas seulement d'après les actes, mais selon le
désir et le souhait de la volonté, ainsi qu'Il le déclare Lui-même par le
prophète : «Voici que Je viens, pour rassembler leurs œuvres et leurs pensées,
avec toutes les nations et toutes les langues;» (Is 46,18) et il est dit encore:
«Leurs pensées, de part et d'autre, les accuseront ou les défendront, au jour
que Dieu jugera les secrets des hommes.» (Rom 2,15-16).
CHAPITRE 21
Dans ce texte de l'Évangile : «Celui qui se met en colère contre son
frère méritera d'être puni par les juges,» faut-il admettre l'addition : «sans
cause» ?
Il faut savoir d'autre part, que, dans la leçon qui se
trouve en certains exemplaires : «Celui qui se met en colère contre son frère
sans cause méritera d'être puni par les juges,» les mots «sans cause» sont de
trop, et qu'ils ont été ajoutés par ceux qui ne pensent point devoir retrancher
la colère, lorsqu'elle a de justes motifs. Mais, il n'est personne, si peu
fondée que soit sa colère, qui convienne de s'être fâché sans cause. Et il
paraît bien par là que les auteurs de l'addition n'ont pas saisi le dessein de
ce texte, qui veut retrancher absolument le foyer de la colère et ne laisser
aucune occasion de s’indigner, de peur que la permission de s'irriter lorsqu'il
y a motif, ne donne prétexte de se fâcher aussi sans cause. La fin de la
patience ne consiste pas à se mettre en colère justement, mais à ne pas se
mettre en colère du tout.
Je sais que plusieurs expliquent ainsi ce «sans
cause» : on se met toujours en colère sans cause, puisqu'on n'a pas le droit,
étant en colère, de chercher à se venger. Néanmoins, il vaut mieux garder la
leçon qui se trouve en beaucoup d'exemplaires récents et dans tous les
anciens.
CHAPITRE 22
Remèdes propres à
déraciner la colère de notre cœur.
Il faut donc que l'athlète du Christ qui veut combattre dans les
règles, arrache jusqu'à la racine la passion de la colère. Voici du reste le
remède parfait à cette maladie.
Premièrement, croyons qu'il ne nous est
permis en aucune façon de nous mettre en colère, que les causes en soient justes
ou injustes : sachant que nous perdrons aussitôt la lumière de la discrétion, la
fermeté du conseil, l'honnêteté même et le sentiment de la justice, si la partie
principale de notre cœur est obscurcie par les ténèbres de ce vice. Puis,
pensons que nous verrons bientôt se troubler la pureté de notre âme, et qu'elle
ne saurait être le temple du saint Esprit, dès là que l'esprit de colère demeure
en nous. Enfin, songeons que nous n'avons pas la liberté de nous mettre en
oraison ni de répandre nos prières devant Dieu, lorsque nous sommes irrités. Sur
toutes choses, ayons devant les yeux l'incertitude de la condition humaine, et
croyons chaque jour que nous pouvons jusqu'au soir émigrer de ce corps;
persuadés d'ailleurs que la continence de la chasteté, le renoncement à tous nos
biens, le mépris des richesses, les labeurs du jeûne et des veilles ne nous
seraient d'aucun avantage, puisque la colère et la haine méritent à elles seules
que le juge de l'univers leur promette les éternels
supplices.